Conte de Noël estival

Même un ange peut se tromper

01 décembre 2017

C’était en juin dernier, vers la fin du mois. Le soir tombait, il faisait beau et chaud. J’attendais le coucher du soleil, chez nous ils sont magnifiques. Oui, je sais, pour une histoire qui se rapporte à Noël, tout cela peut paraître bizarre, et pourtant !

©Alexandra Breukink

J’étais assis à ma table de travail, juste devant une fenêtre grande ouverte sur les ombres du jardin. Ma lampe de bureau allumée, j’écrivais (je suis écrivain). Tout à coup, un bruit étrange m’a interrompu, on aurait dit le bruissement d’ailes puissantes. Puis une voix s’est fait entendre, celle d’un homme très jeune, à ce qu’il m’a semblé, à moins qu’il ne s’agisse de celle d’une femme. Impossible de distinguer à quel sexe elle appartenait. C’était une voix flûtée, assez mélodieuse. Avec un accent indéfinissable, elle disait : « ça ne doit pas être là… » Puis l’ange – car c’en était un – a surgi et s’est installé d’un coup sur la barre d’appui de ma fenêtre. Avec ses grandes ailes, il me bouchait le jour.

« Vous me bouchez ce qui reste de jour », lui ai-je dit, agacé. J’ai horreur qu’on me dérange. « Veuillez m’excuser, m’a-t-il répondu poliment, je crois que je me suis un peu perdu. J’ai vu de la lumière alors je me suis permis… » Qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? « Vous m’embêtez, lui ai-je dit, allez demander votre chemin ailleurs ! » Mais il n’a pas bougé, il est resté là, il me fixait avec insistance, ce que j’ai trouvé très impoli. J’allais lui intimer à nouveau l’ordre de foutre le camp lorsqu’il m’a demandé : « Vous ne vous vous appelleriez pas Marie, par hasard ? »

Je l’ai regardé comme on regarde un simple d’esprit : « Marie est un prénom de femme, mon vieux, vous voyez bien que je ne suis pas une femme ! » Il a eu l’air gêné. « Ah oui ! c’est vrai, excusez-moi… » a-t-il murmuré, et il a remué ses ailes un peu comme s’il voulait se remettre l’esprit d’aplomb. Il voyait bien que j’étais fâché. Nous sommes restés ainsi sans rien dire, face à face, nous regardant en chiens de faïence, puis il a repris : « Nous ne sommes pas en Galilée, je parie ? Sous le règne de l’empereur Auguste ? Pendant l’hiver… »

J’ai failli lui éclater de rire au nez : « Rien à voir, mon gars, nous sommes en France. Pendant le quinquennat du président Macron. Et c’est l’été ! » Il était vraiment ridicule ! « C’est que c’est très embêtant… » a-t-il marmonné comme se parlant à lui-même. Puis il a ajouté : « Je crois que je me suis trompé, j’ai dû me perdre, je devais annoncer à une certaine Marie… »

©Alexandra Breukink

 Il s’est interrompu pour chercher quelque chose sous son aile gauche, en a tiré un papier qu’il a semblé avoir de la peine à déchiffrer, puis il me l’a lu, à mi-voix, mais de façon à ce que je l’entende. Il ânonnait : « Voilà : Marie de Nazareth… » Il s’est à nouveau interrompu : « C’est une jeune fille. Et vous voyez, c’est une ville de Galilée, et ça se passe sous le règne d’un empereur romain nommé… » Il m’a regardé comme pour avoir confirmation. Quoi qu’on en pense, je ne suis pas le mauvais bougre, j’ai eu pitié de lui : « Écoutez, mon petit, ce dont vous semblez parler est arrivé en Palestine il y a plus de deux mille ans, alors oui, vous êtes perdu ! »

Il a écarquillé les yeux, complètement éberlué, puis il a souri d’un air malin et m’a fait un clin d’œil, comme si je venais de lui raconter une grosse blague et qu’il comprenait que je plaisantais. Puis, redevenu d’un coup sérieux, il a secoué la tête et m’a regardé comme si je venais de dire une grosse bêtise. Là, j’ai senti que j’allais m’énerver, peut-être devenir violent, et que c’était inutile. J’ai donc ajouté patiemment, lentement pour qu’il comprenne bien : « Mais rassurez-vous – un de vos collègues – a dû s’en apercevoir – car le message – est arrivé – la fille – est tombée enceinte – le bébé est né – un garçon nommé Jésus – le messie. D’accord ? » Car enfin, tout le monde sait ça !

Et là, il m’a cru. « C’est ce que je craignais ! s’écria-t-il, oh la boulette ! J’ai perdu la course, l’autre est arrivé premier… » Je dois avouer que je me suis senti un peu perdu, moi aussi : « De quelle course parlez-vous ? » Il a compris alors que je n’étais pas du tout au fait et, assez content de pouvoir enfin m’apprendre quelque chose, il s’est trémoussé un peu sur ma barre d’appui, a ramené ses ailes sur le devant, a épousseté machinalement celle de gauche, et a entrepris de m’instruire des mystères.

« Voyez-vous, m’a-t-il dit doctement, le Patron était dans l’indécision. À propos du messie. Il voulait envoyer le messie sur terre, ça, c’est sûr, et il avait même déjà choisi la mère, mais pour le reste il n’arrivait pas à se décider. Alors cette idée lui est venue : s’il envoyait deux messagers à la jeune fille, le message du premier qui arriverait serait le bon. »

Évidemment, son histoire était complètement absurde, je n’en croyais pas un mot, cela n’avait aucun rapport avec l’esprit général du récit que tout le monde connaît. Il a dû le comprendre, car il en a rajouté : « Si, si, je vous assure ! Il y avait deux messagers, je le sais, je suis l’un d’eux ! L’un de nous devait annoncer la naissance d’un garçon, et l’autre la naissance d’une fille. L’ordre d’arrivée déterminait le sexe de l’enfant… »

©Alexandra Breukink

À ce moment de son histoire, un grondement terrible, venu de très haut, s’est fait entendre et l’ange s’est tu, apparemment terrorisé. Il était de ces gens qui ont peur de l’orage, m’a-t-il semblé. Amusé, pris d’un confortable sentiment de supériorité, je l’ai rassuré : « Ne craignez rien, entrez et fermez la fenêtre, la douche ne va pas tarder ! » lui ai-je dit.

Mais il secoué la tête. Il semblait très embêté. Pendant un moment, il a semblé avoir oublié ma présence, puis il s’est ébroué et m’a finalement répondu : « Ce n’est pas l’orage, c’est le Patron qui n’est pas content, je vous en ai trop dit. » Il s’est tu, il a avalé sa salive, il m’a regardé et il a ajouté d’un air encore moins rassuré : « Qu’est-ce que je vais prendre, en rentrant ! Et en plus j’ai perdu la course ! Il a dû être tellement déçu ! »

Là-dessus, il a pris son essor, agitant ses ailes en murmurant quelque chose, puis il s’est envolé avant de disparaître vers le ciel étoilé. Je l’ai suivi des yeux, comme étourdi. Certes, j’étais un peu sonné, ce n’est pas tous les jours que l’on a affaire à un ange, mais je suis certain de l’avoir entendu dire en s’envolant : « Vous savez, j’ai bien vu que le Patron aurait préféré la fille… »

 

Jean ALEXANDRE,
bibliste

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