Protes'Temps-Pensée

James Hal Cone : Dire Dieu autrement !

05 mars 2018

Fin avril, James Al Cone, le père de la Théologie de la libération noire est décédé. En Europe, surtout en Europe francophone, c'est la parution chez Labor et Fides en 1989 de La Noirceur de Dieu (titre original God of the Oppressed) qui suscitera un intérêt pour ce théologien protestant afro-américain. La pertinence de sa pensée a très vite été reconnue. Plus de cinquante ans après, elle demeure et mérite d'être redécouverte.

James Hal Cone@Wikipedia

James Hal Cone naît en 1938 à Fordyce, une petite ville de l'Arkansas aux États-Unis. Ses parents déménagent l'année suivante à Bearden, près de Little Rock. Sa famille est de condition modeste mais profondément croyante. Comme ses frères, il est marqué par la piété fervente d'une mère humble. Mais c’est surtout la communauté chrétienne noire locale, l'Église Africaine Méthodiste Épiscopale de Macédonia, qui lui offre le modèle même de l'expérience d'une foi communautaire intensément vécue. Là, le style des relations entre membres, l'ambiance et le contenu de l'adoration s'inscrivent dans la pure tradition des Églises afro-américaines. Ses parents l'amènent tous les dimanches dans cette église où la musique et les « négro spirituals » agrémentent les sermons pathétiques et passionnés des « preachers ». Comme tous les membres de cette église, le jeune Cone y vit une sorte d'avant-goût de la Nouvelle Jérusalem. Il est reçu officiellement comme membre communiant après sa confirmation à 10 ans et s'offre pour le ministère pastoral à 16 ans. Il veut devenir « preacher » (prédicateur) mais aussi faire des études de théologie pour mieux comprendre pourquoi les chrétiens de l'Église blanche voisine traitent si cruellement son peuple, les noirs américains, alors qu'ils sont des croyants engagés tout comme eux, filles et fils du même Dieu d'amour : le Dieu de Jésus-Christ.

« James Cone est confronté à un racisme arrogant, érigé en un système, sereinement justifié par la foi et la théologie blanches »

L’Apartheid

Les Américains Blancs, pourtant chrétiens, imposent en effet un rigoureux « apartheid » aux Noirs dans leurs rapports sociaux quotidiens. Une ségrégation qui, dans la conscience chrétienne de ces descendants d'esclavagistes invétérés, paraît naturel et ne revêt rien d’offensant. Ce racisme arrogant, érigé en un système, sereinement justifié par la foi et la théologie blanches, est à l'origine du questionnement théologique du jeune Cone : « Comment les Noirs ont-ils pu demeurer humains dans la servitude, et affirmer que le Dieu de Jésus est à l’œuvre dans le monde pour les libérer ? » (J. Cone, La Noirceur de Dieu, p. 27-28). Au demeurant, le théologien noir qu'il se déclare être ne procède pas directement de cette expérience. Elle contribue tout au plus à sa vocation. L'ironie du sort voudra que sa formation soit assurée par des Blancs, et selon les normes et les critères de leur tradition. Au Garrett Theological Seminary, il s'initie à la pensée occidentale chrétienne : de Justin Le Martyr à Karl Barth, sur qui sera centrée sa brillante thèse de doctorat.

Le bouleversement

Devenu enseignant en 1963, James Cone bute très tôt sur l'interpellation abrupte des jeunes Noirs. Ceux-ci, saturés d'expériences de déshumanisation, n'ont que faire d'une « théologie » préfabriquée et désincarnée que le jeune professeur importe des séminaires de Blancs. Car une réalité toute autre assiège leurs temples et leurs quartiers : des rixes sanglantes dans les rues endeuillent de nombreuses familles noires. Des émeutes de jeunes Noirs excédés secouent des États entiers et déclenchent, à chaque fois, de la part du pouvoir blanc, une féroce et systématique répression.

Cette effrayante réalité pousse le théologien dans ses retranchements. Sa formation ne lui permettait pas d’apporter des réponses un tant soit peu valables à ces interpellations. Il passe par un profond bouleversement qu’il nomme « sa banqueroute théologique ». Il lui devient impossible de faire honnêtement de la théologie en Amérique sans se poser systématiquement la question du rapport entre l'Évangile et la lutte pour la libération des opprimés. Il dira : « Comme la plupart des étudiants des universités ou des facultés de théologie, de ma génération, j'avais étudié fidèlement la philosophie et la théologie. (…) Mais lorsque j'ai commencé mon enseignement, mes tentatives d'expliquer à des étudiants Noirs le sens du discours théologique m'ont brusquement mis face aux contradictions de ma formation universitaire. Quel sens pouvait bien avoir Karl Barth pour des étudiants Noirs venus des champs de coton d'Arkansas, de Louisiane et du Mississipi, et désireux de transformer la structure de leur vie au sein d'une société qui avait défini le fait d'être noir comme un non-être ? [...] En refusant d'accepter une théologie préfabriquée, ces étudiants Noirs me renvoyèrent aux formes originaires de l'art utilisées dans l'expression religieuse noire. Je me suis repris à écouter le battement de cœur de la vie noire tel qu'il s'exprime dans le chant et le discours des Noirs. Ce faisant, je me suis demandé : qu'est-ce que la théologie ? Quelle est la substance de cette "réflexion sur Dieu" ? Et je savais que ni Calvin et Bultmann ne pouvaient répondre à ma place. Car le problème central, c'était le rapport entre l'expérience religieuse noire et ma connaissance de la théologie classique. » (J. Cone, La Noirceur de Dieu, p. 21-22).

Le chant

C'est en se souvenant de la chaude communauté chrétienne de son enfance à Bearden (Arkansas) que James Cone retrouve les fondements de la foi que son peuple exprimait.

« La foi Noire, exprimée dans les chants, est en réaction à l'oppression et même finalement dépassement de l'oppression »

Une foi qui fait corps avec les humeurs, les espérances et la condition de celui qui l'exprime. Ici, il s'agit de la foi d'un peuple opprimé. Une foi qui est en réaction à l'oppression et même finalement dépassement de l'oppression. Cette foi se transmet à la manière d'un legs, de générations en générations. Porteuse de ses origines africaines, elle emprunte à l'art du griot de l'Afrique profonde ; la conservation des vérités primordiales et existentielles se rapportant à la condition de l'homme sur terre et ses rapports à l'ultime par le chant et le rythme. Quittant les bibliothèques de l'Académie pour l'observatoire existentiel, le théologien James Cone comprend que les Afro-américains – à l'exemple des chrétiens noirs de Bearden – expriment leur foi au Dieu trinitaire de la Bible par le chant : les « Negro spirituals ». L'esprit de Dieu plane sur leur culte et ils lui répondent avec reconnaissance et humilité par des chants de joie exprimés selon leur façon de parler, l'anglais de leurs maîtres (la seule langue autorisée) : « Ô Liberté, que je t'aime ! Avant d'être esclave, je serai dans ma tombe. Je retournerai vers mon Seigneur pour être libre ! (Negro Spiritual). « Sans nier l'histoire, le dernier vers de ce Spiritual place la liberté au-delà du contexte historique : je retournerai vers mon Seigneur pour être libre. Dans ce contexte, la liberté est eschatologique. On anticipe la liberté entrevue dans la vision d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle. Les esclaves ont su reconnaître l'aspect transcendant de la liberté – qui en fait un élément constitutif de l'avenir – et ne pas confondre l'humanité avec ses maigres résultats dans l'histoire » (voir J. Cone, La Noirceur de Dieu, p. 28). Des vérités à retenir aujourd’hui encore !

En savoir plus

- James Hal Cone, La Noirceur de Dieu (Lieux théologiques 11), Genève, Labor et Fides, 1989, 294 p., 22,30 euro.

Philippe Biyong,
Pasteur en Hautes-Pyrénées.

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