Diversité d’interprétations

Comment faire vivre une variété de lectures dans l’Église ?

01 juin 2018

Dans notre rapport à la vérité, nous avons été formatés par la logique d’Aristote dont un des fondements est le principe de non-contradiction qui dit que « les contraires ne peuvent coexister dans une même chose. » Autrement dit, si deux interprétations différentes sont proposées pour un texte, si l’une est juste, l’autre est forcément fausse, et réciproquement.

Le principe de non-contradiction est une des bases du raisonnement scientifique, mais peut-il s’appliquer à l’interprétation d’un texte qui relève d’un autre registre de vérité qui est la vérité existentielle ? Si la logique de la pensée grecque peut nous aider dans le registre scientifique, dans le domaine de la vérité d’un texte, nous pouvons nous inspirer de la pensée rabbinique qui a développé ce qu’on a appelé la lecture infinie. Le principe de base est le suivant : si la Bible est parole de Dieu, comme Dieu est infini, la parole l’est aussi.

Il faut craindre des lectures trop personnelles qui ne sont pas discutées

(© CC0-Creative commons)

 

La lecture infinie

Pour illustrer la lecture infinie, le philosophe Emmanuel Lévinas propose la parabole d’un homme qui entre dans une chambre où sont amoncelés des trésors. La lumière de ces trésors lui montre qu’il y a une autre porte au fond de la pièce ; cette porte ouvre sur une autre chambre, où il y a encore des trésors dont la lumière éclaire une autre porte qui… L’étude de la Torah, c’est cette immensité qui n’est jamais finie, où la lumière gagnée éclaire surtout l’insuffisance de la lumière acquise.

Le Talmud de Babylone est allé jusqu’à dire que chaque verset a près de trente millions de sens différents. Ce nombre est obtenu en multipliant 48, le nombre de pactes d’alliance, par 600 000, le nombre d’Hébreux qui étaient au Sinaï. Une compréhension littérale de cette affirmation confine à l’absurde ; la pointe de cette interprétation attire notre attention sur le fait qu’un verset n’a pas un sens absolu et unique, mais qu’il fait sens pour une personne.

Cette position nous paraît exotique, elle est pourtant assez proche de la position de Calvin qui fait reposer l’autorité de l’Écriture non sur son contenu objectif, mais sur ce qu’il a appelé le témoignage intérieur du Saint-Esprit. La confession de foi de La Rochelle (1559) dit à propos de la Bible : « Nous connaissons ces livres être canoniques et règle très certaine de notre foi, non tant par le commun accord et consentement de l’Église, que par le témoignage et persuasion intérieure du Saint-Esprit qui les nous fait discerner d’avec d’autres livres ecclésiastiques. » La Bible n’est reconnue comme source d’autorité ni par l’institution ecclésiale, ni par son contenu objectif, mais par une démarche fondamentalement personnelle et spirituelle. Le plus important n’est pas ce que l’Écriture dit en général, mais ce qu’elle me dit à moi, aujourd’hui, dans ma situation singulière. Le Saint-Esprit qui est à l’œuvre dans l’acte de lecture vient nous assurer de la justesse de son inspiration.

 

Lectures existentielles

Pendant longtemps, notre Église a été marquée par l’exégèse historico-critique qui cherche à remonter à une sorte de vérité originelle, à l’enseignement même de Jésus, par-delà la manière dont les évangiles nous le rapportent. L’hégémonie de la lecture historico-critique a été progressivement contestée par les lectures que l’on appelle synchroniques, qui prétendent que le texte est porteur d’un sens en tant que tel, indépendamment des circonstances dans lesquelles il a été produit. Se sont développées les lectures structurales, narratives, puis contextuelles, qui insistent plus sur l’organisation d’un texte et les effets d’un récit sur le lecteur que sur les intentions de l’auteur. Par ses travaux, Paul Ricœur a accompagné ce mouvement, en montrant qu’une fois publié, un texte a sa propre histoire, indépendamment de ce qu’a voulu dire son auteur. C’est ainsi qu’un texte peut faire sens et nous mettre en mouvement, indépendamment de ce qu’a voulu dire son auteur. Des lectures peuvent être différentes et néanmoins également vraies.

 

Lectures en dialogue

La question qui se pose alors est celle de la limite de la lecture infinie, car, nous le savons, il existe aussi des lectures délirantes, ou qui sont en contradiction avec l’ensemble du témoignage biblique. Nous pouvons prendre l’exemple, au sein de la tradition réformée, des théologiens sud-africains qui ont justifié l’apartheid par le verset de la Genèse qui dit que les descendants de Cham – l’ancêtre des Africains – doivent être les serviteurs de leurs frères (Genèse 9.25).

Si chacun développe l’interprétation qui lui convient, le risque n’est-il pas que la Bible perde son pouvoir d’interpellation et de contestation pour n’être que la confirmation de ce que nous pensons ? Autrement dit, comment faire pour ne pas confondre le Saint-Esprit avec son opinion personnelle ?

Dans le domaine de la pensée rabbinique, il y a deux modes de régulation. Premièrement, il faut toujours revenir au sens premier, car une interprétation qui va à l’opposé de ce sens premier est contestable. Le second mode de régulation est le rapport à la tradition et à la communauté des sages. On n’étudie jamais tout seul, et l’accompagnement du maître ou du compagnon d’études permet de réguler les interprétations aberrantes. Nous retrouvons ce que la tradition chrétienne a appelé le sensus fidelium, qui est la démarche par laquelle l’ensemble des fidèles reçoit une interprétation comme étant fidèle à ce qu’il comprend de la parole de Dieu.

Nous n’avons pas à craindre la diversité des interprétations, elles sont pleines de promesses. Ce que nous avons à craindre, ce sont des lectures trop personnelles qui ne sont pas discutées, interpellées, mises en tension. La vitalité d’une Église ne se repère pas à l’adhésion de tous ses membres à une lecture unique, mais à la qualité du débat entre les lectures.

 

Antoine NOUIS,
théologien protestant

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